Ne quitte pas les vivants, Chantal Chawaf
130 pages
des Femmes – Antoinette Fouque, 2015
Première page
« La température s’acharnait contre le jour. De rares arbrisseaux se silhouettaient sur le paysage du vide. Transpercée de flèches de soleil, étourdie de lumière, Éléonore ne voyait plus la route, elle était dans cette partie du monde où l’invasion du ciel efface la terre. Elle s’aveuglait. Irrités par les hausses incessantes de la lumière, ses yeux larmoyaient, se forçaient à soutenir la vue des cailloux sur la réverbération. Les rafales rebondissaient sur le sol, en arrachaient des gravillons. Bleu comme l’eau de mer mais sec comme la pierre, le ciel propulsait le vent par blocs d’air chaud contre lesquels Éléonore luttait en se protégeant les yeux avec les mains pour passer à travers le mouvement tourbillonnant de la poussière. Elle avait du sable et de la terre dans le nez, dans la bouche, dans les oreilles. Elle n’était plus qu’une masse, un archaïsme de muscles, de nerfs, d’humeurs en attente de la délivrance, une survivante du passé fœtal, le deuil d’une identité mort-née mais elle était aussi les merveilles surnaturelles de ce rayonnement de l’île émergée de la coulée de lumière. Le gravier mollissait sous ses pieds, prenait une consistance de sables mouvants, elle avait peur comme si elle était en train de s’enliser.
Elle échafaudait un plan de fuite. La gorge de roche blanche dardait le sable. Éléonore marchait avec rage, elle était résolue à se sauver, à quitter Saadi, la Syrie, cette blancheur de sel des pierres ; elle transpirait, chassait le vent, l ‘éblouissement, elle essayait vainement de sortir du corps violé.«