Rougeâtre

Rougeâtre, Chantal Chawaf

200 p

Jean-Jacques Pauvert, éditeur, 1978

couverture du livre de Chantal Chawaf Rougeatre

Première page

« La planète passe entre la terre et le soleil. Vaucresson, Saint-Cucufa, La Celle-Saint-Cloud… On descendait à pied à Bougival. On revenait par la forêt. Je humais l’odeur d’eaux mortes qui reflétait l’obscurité, le feuillage, mon cœur noir. Le soleil avait une lumière sombre. La fée Carabosse vêtue de satin et de velours et de toiles d’araignée et de nuages rentrait dans la chaumière des ombres. Les propriétés dans cette région humide et brumeuse avaient été construites sur le plateau, à la fin du siècle dernier, face à la forêt. Et de la fenêtre de ma chambre, je regardais le Butard, le pavillon de chasse de Louis XV, toujours voilé d’une membrane de brouillard par mes rêves diurnes d’enfant mal réveillée. Et je sortais peu et je ne connaissais pas nos voisins et je me balançais, solitaire, sur ma balançoire qui faisait craquer les branches. Et sous les hauts châtaigniers et sous les hauts chênes, j’étais trop pâle, trop maigre, trop frêle et je cueillais des noisettes et je ramassais des marrons dans le petit bois privé attenant au potager de la maison où j’habitais, où ma gouvernante, à des intervalles réguliers, m’obligeait à manger, à me laver, à ranger mes jouets, à me coucher, à dormir, dans ce silence où, toute la journée, me suivait le chien. De la maison, partent des chemins qui conduisent aux terres. Une vieille est assise dans la pièce d’en bas et tricote. Et les aiguilles à tricoter ouvrent la petite porte de mailles rouges et roses par où entrer dans le monde de fleurs, de tiges qui, à la campagne, tapissent de roseraies et de jardins le sol. La vieille tricotait une paire de chaussettes rouges. La laine fait des grumeaux foncés, nœuds laineux du tricot qui, au toucher, alimentent la peau. Je m’en souviens. Et on nous arrache à la chair comme le tortionnaire arrache le sein de la femme avant d’achever le pauvre corps supplicié. »

A propos de Rougeâtre

Aux lueurs rougeâtres de l’intérieur du corps humain exprimé, éclairé par des tempêtes anxiogènes et créatrices, nous descendons au fond, au tréfonds des phrases, aux racines affectives de la parole, là où le langage circule, libre, veineux, sauvage, rauque, dans le sang de l’angoisse et de la vie. Mais le texte, ses ouragans et ses débris de personnages dépassent la souffrance et voici la vérité, voici ces traces d’une langue de cœur et de lait que l’écriture ne peut pas éviter de déformer, voici que le son de la voix compte plus que les mots, voici ce patois muqueux et sensible, voici ce parler d’une région de tendresse, de liquides et de douceur d’où le désir est toujours originaire… C.C

« Ce qui commence avec Chantal Chawaf, ce toucher-parler (…), ce mouvement-là qui fait travailler ensemble le sens et les sens et qui, avec du soi, produit de l’autre, est une sorte de débordement organique à travers lequel l’écriture dérange la hiérarchie, le cloisonné, pour faire enfin circuler l’intime. »
préface de Bernard Noël